21 novembre 2024

Sous l’effet conjugué des crises climatique et sanitaire, l’usage du deux-roues s’est répandu de manière inédite. Pourtant, nous partons de très loin par rapport à nos voisins européens. Décryptage.

Tenter de réserver un Paris-Mâcon avec un vélo ? Un grand moment de solitude. L’appli de la SNCF nous propose de le démonter, de le ranger dans une housse et de régler 10 euros pour l’embarquer à bord d’un TGV. En l’absence de housse, il faut se rabattre sur les trains Intercités qui disposent de quelques emplacements pour les vélos non démontés, et qui mettent six heures à parcourir la distance effectuée en une heure et demie e n T G V. Au moment de cocher la case « Voyager avec un vélo » sur l’appli de la SNCF, celle-ci enjoint de basculer sur le site Web. Lequel site est incapable de retrouver le train désiré et conseille… de passer par l’appli. L’affaire se réglera en gare où un guichetier, effaré par la complexité de son propre système, conclura par cette sentence déprimante: «Vous n’auriez jamais pu y arriver tout seul »

Le vélo, grand gagnant de la pandémie

C’est un chiffre brandi par les associations comme un symbole de victoire : le 10 septembre 2020, à l’heure de pointe, il est passé davantage de vélos que de voitures sur le boulevard Sébastopol, l’une des artères les plus encombrées de Paris : 17 000 contre 16 000. Il faut dire que sur le boulevard en question les cyclistes, qui devaient se contenter jusqu’en 2019 du couloir de bus, bénéficient maintenant d’une large voie à double sens sur le bord gauche. C’est un fait : l’année 2020 a été placée sous le signe de la bicyclette. Selon l’association Vélo et Territoires, la circulation des vélos a augmenté de 10 % sur l’ensemble du pays par rapport à 2019, et même de 27 % si l’on exclut les deux périodes de confinement. Le réseau de pistes cyclables s’est enrichi de 500 à 1000 kilomètres de pistes tracées à la hâte pour alléger les transports en commun lors des déconfinements successifs – les fameuses « coronapistes ». « Environ 90 % des ces voies ont été pérennisées ou sont amenées à l’être », affirme Thierry du Crest, le coordonnateur interministériel pour le développement de l’usage du vélo. Jamais le gouvernement n’avait été aussi généreux pour pousser les Français à enfourcher leur bécane : depuis le premier déconfinement, la réparation d’un vélo est subventionnée à hauteur de 50 euros (une opération baptisée « coup de pouce » et qui a concerné, à l’heure où nous écrivons ces lignes, plus d’un million de bicyclettes). Déjà, en 2017, l’État avait incité la population à modifier ses habitudes de transport en proposant une prime à l’achat de tout vélo électrique. Une mesure qui a contribué à son succès, avec 338000 exemplaires vendus en 2018 et 388000 l’année suivante, contre 23 000 en 2009.

Il existe toutefois de fortes disparités

Entre grandes villes d’abord. Si Strasbourg, Grenoble, Paris, Lille, Lyon ou Bordeaux s’en sortent bien, Marseille, Saint-Étienne, Metz, Brest et Clermont-Ferrand occupent toujours le bas du classement. Les différences sont aussi marquées entre territoires. Si l’embellie est flagrante en milieu urbain (+12 %), la pratique recule en périphérie (-1 %) et elle croît à peine en milieu rural (+2 %) selon Vélo et Territoires. Toutefois, si l’on exclut les deux confinements de 2020, les chiffres augmentent respectivement de 31%, 14% et 15%.

Surtout, rien ne dit que, lorsque la crise sanitaire sera derrière nous, le deux-roues continuera à bénéficier de son prestige actuel. Or il faudrait qu’il séduise beaucoup plus d’adeptes pour propulser la France dans le groupe des bons élèves. À l’heure actuelle, le vélo plafonne péniblement à 3 % de « part modale » (la proportion de déplacements quotidiens s’effectuant à vélo), contre 29 % aux Pays-Bas, 18 % au Danemark et 10 % en Allemagne, d’après la Fédération française des usagers de la bicyclette (FUB). Selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), notre pays se situerait au 25e rang de l’Union européenne où la part modale moyenne est de 7 %. En février 2020, l’appli Geovelo recensait 67600 kilomètres de pistes cyclables en France, contre 70000 aux Pays-Bas, un État treize fois plus petit que l’Hexagone. Quant à l’intermodalité, terme un peu pompeux utilisé pour décrire le fait de combiner l’usage du vélo et d’au moins un autre mode de transport au cours d’un même trajet, l’anecdote rapportée au début de cet article prouve qu’on en est encore très loin.

La France avait pourtant tous les atouts pour devenir la patrie du deux-roues

Après tout, c’est là, en 1891, que le vélo naît sous sa forme actuelle et connaît un succès populaire immédiat. Le premier Tour de France est lancé en 1903 et les aménagements cyclables se multiplient au début du XXe siècle. Dans le documentaire La Reine bicyclette, le réalisateur Laurent Védrine livre des images oubliées : celles des rues de Paris sillonnées par des vélos entre 1890 et 1914, des sorties d’usine où les ouvriers enfourchent leur bicyclette pour rentrer chez eux…

La lune de miel dure jusqu’en 1945. La fin des restrictions de guerre et le début des Trente Glorieuses entraînent en Europe une fascination pour le moteur. À partir de 1945, le parc automobile se met à augmenter de 10 % par an dans les pays développés, au détriment du vélo qui se retrouve cantonné à un usage sportif ou récréatif. Facteur aggravant en France : l’accent mis sur les cyclomoteurs. Commercialisé en 1946, le Solex s’écoule déjà à 25000 exemplaires en 1948, à 400000 en 1964. «Au lieu de faire de la place au vélo, on a assisté à une motorisation de celui-ci », analyse Frédéric Héran, économiste des transports et urbaniste à l’université Lille 1, auteur du livre Le Retour de la bicyclette. Conséquence : dans les années 1960, la plupart des aménagements cyclables ne sont plus entretenus – et supprimés dès que l’opportunité se présente.

Autre période charnière : les années 1970, avec ses chocs pétroliers et sa conscience écologique naissante. Dans de nombreux États européens, c’est l’occasion de se tourner vers le vélo. La France, elle, choisit de mettre l’accent sur les transports en commun. On réhabilite les tramways (Nantes en 1977, Grenoble en 1987), on crée les premiers couloirs de bus, on étend le métro parisien jusqu’en banlieue et on lance le RER (réseau express régional). Il faut attendre 1996 pour qu’enfin la loi Laure (loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie) se donne pour objectif « la diminution du trafic automobile, le développement des transports collectifs et des moyens de déplacement économes et les moins polluants, notamment l’usage de la bicyclette et de la marche à pied ». Sauf qu’à cette date l’Allemagne et les PaysBas se sont déjà transformés en paradis de la petite reine.

Les pays du Nord sont plus en avance que la France

Contrairement au cliché présentant les Pays-Bas comme la patrie du vélo depuis toujours, leur histoire d’amour avec la bicyclette n’a même pas 40 ans. Jusqu’aux années 1970, on y observe le même phénomène qu’en France : une désaffection pour le vélo et un envahissement des villes par les voitures – entre 1950 et 1978, la pratique du deux-roues y est divisée par 2,7. Mais 3 300 décès de personnes à vélo ou à pied en 1971 et le choc pétrolier de 1973 engendrent un mouvement de protestations pour réduire la place de la voiture. « Non seulement les choses n’allaient pas de soi, mais les opinions étaient extrêmement partagées », dévoile le documentaire néerlandais Together We Cycle (prod.Nieuw & Verbeterd, 2020). À La Haye notamment, les commerçants refusent de chasser les voitures du centre-ville par peur de perdre leur clientèle.



 

Les pays du Nord sont plus en avance que la France

Contrairement au cliché présentant les Pays-Bas comme la patrie du vélo depuis toujours, leur histoire d’amour avec la bicyclette n’a même pas 40 ans. Jusqu’aux années 1970, on y observe le même phénomène qu’en France : une désaffection pour le vélo et un envahissement des villes par les voitures – entre 1950 et 1978, la pratique du deux-roues y est divisée par 2,7. Mais 3 300 décès de personnes à vélo ou à pied en 1971 et le choc pétrolier de 1973 engendrent un mouvement de protestations pour réduire la place de la voiture. « Non seulement les choses n’allaient pas de soi, mais les opinions étaient extrêmement partagées », dévoile le documentaire néerlandais Together We Cycle (prod.Nieuw & Verbeterd, 2020). À La Haye notamment, les commerçants refusent de chasser les voitures du centre-ville par peur de perdre leur clientèle.

 

Cette décennie 1970 voit quand même quelques politiciens, convaincus que la ville doit être destinée à ses habitants et non aux véhicules, prendre fait et cause pour le vélo. Des dimanches sans voiture sont organisés un peu partout dans le pays, ainsi qu’en Belgique, en Allemagne, en Suisse. Pas en France. Des villes européennes commencent à prendre des mesures pour réduire la vitesse. Pas en France. Des expérimentations sont tentées pour créer un réseau propre aux vélos dans des communes ou des quartiers, comme à Almere, Lelystad ou La Haye. Pas en France. C’est à ce moment précis que l’Hexagone rate l’occasion de mener sa révolution cycliste et que sa trajectoire se met à diverger de celle de ses voisins du Nord. Seule Strasbourg tire son épingle du jeu : le maire de l’époque, Pierre Pflimlin, fait un voyage d’étude aux Pays-Bas en 1978 et en revient conquis.

La voiture est favorisée, même en ville

Les timides efforts français envers les « mobilités douces » donnent l’impression de vouloir ménager la chèvre et le chou – en l’occurrence, la voiture et le vélo. Le cas de Dunkerque est emblématique. « Dès la fin des années 1980, c’est l’une des rares villes du pays à se doter d’un bon et vaste réseau cyclable, raconte Frédéric Héran. Mais jusqu’à une date très récente, la municipalité n’avait pas cherché à modérer le trafic automobile. Il était facile de circuler partout en voiture et les places de stationnement étaient nombreuses. Du coup, jusqu’à très récemment, les déplacements à vélo stagnaient à 2 ou 3%.» Le principe est simple : pour que les cyclistes se risquent à s’insérer dans la circulation, la voiture doit y être moins présente. Autrement dit, le vélo ne chasse pas la voiture ; c’est parce que la voiture se fait plus rare que le vélo peut se développer. « Entre 1991 et 2019, la circulation automobile à Paris s’est effondrée de 53 %, et c’est ça qui explique l’essentiel du retour du vélo dans la capitale, affirme Frédéric Héran. C’est aussi vrai à Lyon : entre 1995 et 2015, le trafic auto a chuté de37%,ce qui a laissé de la place au vélo.» Or les mesures prises pour réduire la circulation ont été tardives et lentes. Il a effectivement fallu attendre 1990 pour que la vitesse soit enfin limitée à 50 kilomètres/heure en ville, trente-trois ans après l’Allemagne. Et ce n’est qu’en 2007 qu’une ville française, Lorient, a imposé la limite de 30 kilomètres/ heure, vingt-quatre ans après une première expérimentation en Allemagne.

La mise à disposition de dizaines de milliers de vélos en libre-service (Rennes en 1998, suivie par Lyon en 2005 et Paris en 2007) ne pouvait pas changer la donne tant que cela nécessitait de se faufiler entre des bus et des voitures. Seules de vraies pistes protégées et la fermeture de grands axes (comme les voies sur berge rive droite, à Paris, en 2016) ont permis à la circulation cycliste de décoller.

En périphérie et en milieu rural, c’est encore le règne du moteur, qui concerne huit trajets sur dix. Pourtant, 60 à 65 % des déplacements effectués en voiture en France font moins de cinq kilomètres, d’après le ministère de la Transition écologique. Ils pourraient donc être faits à vélo. Mais les pistes cyclables sur les bas-côtés restent trop rares. La fermeture progressive des petites lignes ferroviaires n’a rien arrangé, précipitant un report massif vers la voiture. « On a sciemment mis les Français en situation de dépendance de leur véhicule », résume le directeur de la FUB, Olivier Schneider.

Un récent plan vélo a changé la donne

Lorsqu’en 2018 le Premier ministre, Édouard Philippe, lance en grande pompe le plan Vélo et Mobilités actives, personne n’en attend grand-chose. Le plan national vélo de 2012 n’avait-il pas promis de faire passer la part modale de la petite reine à 10 % en… 2020 ? Comme les plans précédents, le texte de 2018 est critiqué pour ses objectifs trop ambitieux au regard des moyens financiers dont il est doté : une part modale de 9 % en 2024 mais un budget de seulement 350 millions d’euros sur sept ans. À titre de comparaison, le plan allemand pour le vélo de 2002 bénéficie de 100 millions d’euros par an ! Pourtant, aujourd’hui, associations et observateurs sont enthousiastes. « Des plans vélo, j’en ai vu passer. Mais celui-ci est le premier qui soit véritablement suivi, dirigé vers la mobilité du quotidien, et qui concerne aussi le rural, pas seulement l’urbain », se félicite Camille Thomé, de Vélo et Territoires.

Un exemple ? « Quand on réalise des travaux sur une voirie urbaine ou inter-urbaine, le plan prévoit l’obligation de créer un itinéraire cyclable, détaille Thierry du Crest, en charge de l’application dudit plan au niveau national. Il prévoit surtout de financer des projets locaux visant à se doter de politiques cyclables, à résorber les “coupures cyclables” [quand une piste s’arrête brusquement, ndlr]. » Résultat : des territoires qui s’étaient jusque là tenus éloignés du vélo déposent des dossiers, comme la commune de Dainville (Pasde-Calais), qui souhaite prolonger une vélo-route ; des projets bloqués depuis des années se résolvent d’un coup, comme la création d’une piste cyclable sur le pont de Neuilly (Hauts-de-Seine). L’inter-modalité n’est pas oubliée : entre quatre et huit places destinées à accueillir des vélos non démontés seront prévues dans tous les trains neufs, et des parkings spécifiques doivent être agencés à proximité des gares.

« Le plan avance si bien qu’il a déjà atteint ses premiers objectifs et qu’il va devoir être revu à la hausse en matière d’ambitions», reprend Camille Thomé. Quant aux 9 % de part modale pour 2024, on commence à y croire. Olivier Schneider confirme : « Je pensais au départ que c’était totalement irréaliste. Mais il y a eu les grèves contre la réforme des retraites et la pandémie. Contre toute attente, ça devient atteignable.»

 

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